La vision du Grand Nord que propose la série Polar Dispersion diffère singulièrement des recherches précédentes de Lucie Jean, celles qu’elle avait consacrées dans Quartiers d’hiver, par exemple, aux espaces de vie et à la présence humaine lors de ses multiples parcours dans ces contrées glacées. Toutes les images photographiques de cette nouvelle approche sont des extractions du paysage islandais et se rapportent aux éléments fondamentaux de la nature. Un inventaire esthétique de la matière dans ses aspects liquides, gazeux, flamboyants ou minéraux est consigné dans des tableaux qui trouvent leur place dans une installation plus suggestive qu’une simple exposition.
Le dispositif scénographique met en évidence une forme singulière de relation entre les matières de la Terre et du ciel, notamment par le jeu de leurs couleurs : elles sont tour à tour fusionelles sur le triptyque des flots sombres moirés par quelques rayons solaires, débordantes dans le surplomb d’un nuage en suspens dans une lumière boréale, en dialogue dans le triptyque de la montagne blanche, en interaction dans la gradation des gris pour les montagnes prises en noir et blanc. Une place particulière est accordée à un nuage immense, dont la stature rappelle le Colosse attribué par erreur à Goya : on y voit la sublimation de l’eau dans l’air, comme un présage admirable de tous les typhons, ouragans, tornades et cyclones qui menacent le monde.
Ces images sont plus que des paysages, elles délivrent la quintessence de la vue paysagère qui trouve sa forme achevée quand les limites de la terre et du ciel sont mises en émoi par leur proximité. L’absence de noms de lieux et de tout contexte social indique suffisamment que l’attention visuelle de Lucie Jean relève moins de l’observation que de la fascination. Dans des notes rédigées à propos de cette série, elle écrit : Creuser, et rechercher la ville d’Heimaey. Mission impossible puisque cette ville d’Islande a été partiellement engloutie après une éruption volcanique, mais injonction impérieuse à scruter l’invisible jusqu’à le saisir avec la photographie. On s’en rend compte avec le nuancier subtil des couleurs qu’elle attribue aux espaces interstitiels qui séparent la terre des glaciers et ceux-ci du ciel, comme pour situer la prise de vue au plus près de l’être de la nature.
Dans cette recherche fascinée, la photographe poursuit le rêve des navigateurs de l’Antiquité qui situaient l’Hyperborée à la limite de l’horizon, là où la terre et le ciel se rapprochent, et la stupeur des premiers explorateurs du Grand Nord qui parlaient des icebergs géants et bleutés comme d’irréelles citadelles.
On découvre dans Polar Dispersion cette intense poésie de la nature.
Se rapprocher du pôle. Le frôler. Entre-apercevoir
ses contours. Parcourir à nouveau le territoire d’Islande,
le retrouver au cœur de l’hiver.
le retrouver au cœur de l’hiver.
Paysage aux profils fracturés, de bosses mystérieuses,
aux couleurs déroutées, aux lumières impermanentes.
Chercher à capter les interstices, s’y perdre, cristalliser un détail,
une aspérité, s’en décrocher.
une aspérité, s’en décrocher.
Un regard qui s’approche s’éloigne, qui suit la mouvance
de cette surface en apparence si silencieuse, immuable.
de cette surface en apparence si silencieuse, immuable.
Le calme feint.
Cette terre est une croûte sous laquelle, tout bout, à fleur de peau.
Une écorce qui se désagrège ou s’agglutine, qui fume ou se condense, qui explose ou se fige.
Atomisée.
Creuser, et rechercher la ville d’Heimaey*.
Lucie Jean
*Heimaey est une petite île au sud de l’Islande qui a été en partie recouverte par une coulée de lave lors d’une éruption en 1973.