Comment raconter le Grand Paris ? Entre 2016 et 2021, la commande « Regards du Grand Paris » a distingué 38 projets de photographes, qui ont depuis rejoint les collections du Cnap. Ils sont dévoilés pour la première fois au public à l’occasion de l’exposition éponyme qui investit différents lieux du territoire : les Magasins généraux à Pantin, le musée Carnavalet à Paris et plusieurs espaces publics du Grand Paris. Beaux Arts est allé à la rencontre de huit lauréats. Aujourd’hui, escale au bord du lac de Vaires avec Lucie Jean.
L’image a la douceur des premiers souvenirs de vacances. Dès les prémices du printemps, les bords du lac de Vaires se transforment en petite station balnéaire improvisée. Entre les eaux tranquilles de la Marne et du canal de Chelles, c’est un petit coin de paradis verdoyant, caché derrière un parking de grande surface, où l’on se réunit, en famille ou entre amis. Au programme : partie de pêche, baignade, pique-nique ou barbecue. Il règne, sur cette rive bordée de roseaux, l’esprit joyeux et insouciant des guinguettes des siècles passés. À tel point qu’on oublierait presque que, de l’autre côté, s’étend la ville à perte de vue.

Ce décor verdoyant, où la lumière s’invite par touches impressionnistes, Lucie Jean le connaît bien. Durant deux étés, elle a photographié ceux qui viennent s’y ressourcer – à la recherche peut-être, nous confie-t-elle, de quelques réminiscences de l’enfance, comme un autre lac, un vieux village. Là, un pêcheur concentré, ici un baigneur solitaire, ailleurs encore un fumeur de narguilé… La photographe révèle l’attachement de chacun à cet environnement si doux et singulier. Et aussi menacé : bientôt, sur ce futur site des Jeux olympiques, les ouvriers et le bruit des machines remplaceront les bouées et les rires. Au grand dam des habitués du lac de Vaires, déjà nostalgiques. Lucie Jean, dans sa démarche, a aussi écouté leur parole, recueilli leurs précieux témoignages. Et de ses images, mi-portraits, mi-paysages, subsiste le souvenir lumineux d’un oasis enchantée aux portes du Grand Paris.
Texte de Gilles A. Tiberghien, livre Quartiers d'hiver, Arnaud Bizalion Éditeur, 20216
Les grands espaces d’Amérique du nord produisent chez celui qui les contemple une légère ivresse, un effet de dilatation psychique, sans rapport avec ce que l‘on éprouve en mer devant les eaux mouvantes, qui s’étendent à perte de vue, et nous donneraient plutôt l’envie de nous replier sur nous-même pour ne pas céder à leur appel hypnotique. C’est peut-être d’ailleurs de là qu’est née la légende des sirènes qui nous attirent délicieusement vers les profondeurs, en nous appelant irrésistiblement à sauter par dessus bord.
Dans le nord canadien c’est presque le contraire : rien ne se dérobe sous nos pieds, et si l’on veut sonder l’eau des lacs gelés il faut creuser profondément à un mètre environ. Nous sommes, ici, à 5 heures des rives du Saint Laurent, dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. L’hiver y est particulièrement rigoureux. La température, la nuit, avoisine parfois les 40 degrés en-dessous de zéro et ne dépasse guère moins 20 degrés dans le journée. Entre le mois de janvier et le début du mois de mars, toute une population s’installe sur le lac près des villages de Roberval, d’Alma, ou à la Baie près de Chicoutimi. Certains viennent seulement pour le week-end, d’autres y séjournent plusieurs semaines de suite, seuls ou en famille.
A la fin de Quartiers d’hiver, le livre de Lucie Jean qui a vécu deux mois là-bas, on voit, des regroupements de cabanes qui semblent installées en boucle sur le lac comme au temps des pionniers, quand ils bivouaquaient, disposant leurs chariots en cercle. Ces habitats précaires finissent parfois, par former de petits villages dont la seule unité tient à leur activité commune : la pêche réunit en effet tous ces gens dans un même lieu qui, la fonte des glaces venue, sera littéralement effacé, englouti sous les eaux comme si son existence n’avait été qu’un mirage.
Ici, et de façon presque palpable, le temps se conjugue étroitement avec l’espace. Ce qui a « lieu d’être » n’a qu’une espérance de vie extrêmement brève, et les cabanons qui ont servi d’abri pendant cette courte période pourront être réutilisés l’année suivante dans une toute nouvelle configuration. Alors d’autre voisinages se créeront, de nouvelles ruelles, de nouveaux spots pour les fêtards qui, sans doute, ayant leurs habitudes, retrouveront les meilleurs emplacements pour s’amuser ensemble. Car certains viennent essentiellement pour cela, plus intéressés par les relations sociales et la vie nocturne que par les activités de plein air.
C’est cette diversité que montrent les images de Lucie Jean dans un livre qui nous conduit du plus lointain jusqu’au plus proche pour nous ramener vers ces lieux de solitude et de rêverie, où l’on ne voit rien à la surface du lac qu’une minuscule cabane dont on se demande comment quelqu’un a pu la construire ou la transporter là. Le plus étrange c’est la géographie, difficilement compréhensible sous ce glacis blanc :
l’on aperçoit, ici ou là, des arbres perchés sur des monticules qui semblent de minuscules collines mais qui sont peut-être des îles en été, ou un massif boisé dont on ne sait s’il marque la limite du lac ou s’il est planté là, au beau milieu, comme surgi des eaux.
On est ici dans une sorte de décor hivernal où se répètent des scènes identiques rejouées chaque nouvelle saison par des acteurs anonymes auxquels ces photographies prêtent des visages singuliers. Dès que l’on pénètre dans ces cabanons, on comprend que le paysage, dont nous a frappés la profondeur d’horizon, est en fait organisé autour de minuscules axes verticaux, ces trous ménagés à la surface du lac gelé et avec lesquels ces habitats communiquent directement de l’intérieur grâce à une trappe servant aussi à les obturer mais que l’on doit rouvrir régulièrement pour empêcher la glace de se reformer malgré la chaleur diffusée par les poêles auxquels se réchauffent les occupants.
Sur ces images, on les voit pêcher au-dessus de ces trous, attentifs à ce qui pourrait « mordre » à l’hameçon, mais aussi rêvant aux carreaux des fenêtres, ou encore le regard soudain attiré par le bruit d’un avion qui viendra se poser à proximité, et dont une très belle photographie nous restitue l’impression de tourbillon aérien provoqué par son atterrissage dans la neige comme un gros bourdon jaune qui se serait trompé de saison et dont il nous semble presque entendre le vrombissement. Tout cela a des allures débonnaires : les plus vieux émerveillés par la capture d’un poisson, un enfant portant dans ses bras un bloc de neige, des adultes qui discutent, un bébé tiré sur un traineau, un chien grattant la poudreuse, un couple, chacun coiffé d’une chapka, dont l’homme, le sourire aux lèvres, remonte une prise hors de l’eau, tous ensemble composent le petit théâtre d’un monde qui pourrait évoquer certains tableaux de Brueghel représentant des scènes du quotidien dans la neige, si on les plaçait côte à côte à la manière d’un puzzle reconstitué.
Mais précisément ce n’est pas ce que fait Lucie Jean ; elle joue au contraire de la fragmentation et de la série, et son beau diptyque final nous décrit la possibilité d’une ville plus qu’un réelle communauté organisée où nous pourrions remettre à leur place telle ou telle vue perçue auparavant, à l’image sans doute du caractère éphémère de ces rassemblements dont l’unité n’a d’égal que le hasard et la contingence qui l’ont permise.
Car l’impression qui domine c’est celle de l’isolement et de la solitude, donnée dès les premières pages du livre où apparaissent, au loin, comme perdus sur une banquise, de minuscules chalets en bois brut, ou encore peints en blanc, en vert ou en rouge. Ce ne sont pas des lieux pour vivre ces cabanons, mais on a pourtant l’impression que quelqu’un  s’y trouve, s’y tient à l’abri, loin de tout, et qu’il repartira bientôt sans que l’on sache ni où ni comment, car aucune trace ne nous mène à lui. Alors une certaine mélancolie s’empare de nous en même temps qu’un sentiment de libération, comme si l’appel de ces espaces sans fin et l’anticipation d’une joie qui résultera de leur exploration compensaient l’impression d’abandon éprouvée à les contempler chaque fois que l’on se prend à réfléchir à ce qu’habiter sur cette terre peut vouloir dire.
Texte de Robert Pujade, exposition "Quartiers d'hiver", Galerie photographique Domus, Villeurbanne, 2015
Couleurs du silence 
Des paysages du Grand Nord photographiés par Lucie Jean, on ne retient de prime abord que la forme de tableaux où de larges plages de couleurs claires se différencient par de subtiles tonalités. La blancheur des vastes étendues de banquise, ombrée par endroits, côtoie les masses grisées des nuages qui occultent partiellement un ciel bleu pâle. C’est dans ce cadre qu’on dirait informel ou abstrait, s’il s’agissait de peinture, que la photographie discerne des signes de présence humaine, de petites habitations solitaires dans un désert de glace.
Les plans choisis par Lucie Jean, qu’ils soient éloignés ou rapprochés, amplifient l’impression de silence qui règne autour de ces lieux de vie. Quand ils sont vus dans l’immensité des vallées glaciaires, ces édicules semblent inaccessibles comme le leurre des mirages et ils forment de petites taches vives qui, contrastant avec l’uniformité froide du paysage, intensifient l’effet d’une composition informelle. Quand l’objectif se rapproche de ces macules perdues dans le fond clair, il révèle des abris aux allures les plus diverses :
une remorque reposée sur trois crics, une roulotte, un petit mobil-home surmonté d’une cheminée, un wigwam, un appentis peint en bleu ou tout simplement une cabane faite de quatre planches. Ces cahutes ne constituent pas un village ; elles marquent chacune leur place par des couleurs chatoyantes dans la neige qui s’étend à perte de vue.


Lucie Jean a pourtant aligné et regroupé en colonnes ces maisons d’un autre monde en utilisant un dispositif de présentation proche de celui de Bernd et Hilla Becher pour leurs photographies de bâtiments industriels. Mais tandis que les séries des photographes allemands mettaient en évidence la similarité typologique des édifices, les séries de Lucie Jean manifestent, au contraire, la singularité de cet habitat aussi bien dans les matériaux employés que dans les couleurs librement choisies par leurs propriétaires.
Rien ne se répète dans ces séries qui sont avant tout centrées sur un mode de vie.
La photographe a séjourné pendant deux mois d’hiver auprès des populations de la région du Saguenay-Lac-Saint Jean, où, chaque année, des familles ou des personnes solitaires prennent leurs quartiers d’hiver dans ces abris faits de bric et de broc. La « pêche blanche » qui se pratique à l’intérieur même de ces cabanes est l’occasion de cette migration. Tout le talent de Lucie Jean consiste à raconter cette histoire,à en produire un reportage à partir d’un cheminement esthétique remarquable.
Texte de Robert Pujade, exposition "Polar dispersion", Galerie photographique Domus, Villeurbanne, 2019
La vision du Grand Nord que propose la série Polar Dispersion diffère singulièrement des recherches précédentes de Lucie Jean, celles qu’elle avait consacrées dans Quartiers d’hiver, par exemple, aux espaces de vie et à la présence humaine lors de ses multiples parcours dans ces contrées glacées. Toutes les images photographiques de cette nouvelle approche sont des extractions du paysage islandais et se rapportent aux éléments fondamentaux de la nature. Un inventaire esthétique de la matière dans ses aspects liquides, gazeux, flamboyants ou minéraux est consigné dans des tableaux qui trouvent leur place dans une installation plus suggestive qu’une simple exposition.
Le dispositif scénographique met en évidence une forme singulière de relation entre les matières de la Terre et du ciel, notamment par le jeu de leurs couleurs : elles sont tour à tour fusionnelles sur le triptyque des flots sombres moirés par quelques rayons solaires, débordantes dans le surplomb d’un nuage en suspens dans une lumière boréale, en dialogue dans le triptyque de la montagne blanche, en interaction dans la gradation des gris pour les montagnes prises en noir et blanc. Une place particulière est accordée à un nuage immense, dont la stature rappelle le Colosse attribué par erreur à Goya : on y voit la sublimation de l’eau dans l’air, comme un présage admirable de tous les typhons, ouragans, tornades et cyclones qui menacent le monde.

Ces images sont plus que des paysages, elles délivrent la quintessence de la vue paysagère qui trouve sa forme achevée quand les limites de la terre et du ciel sont mises en émoi par leur proximité. L’absence de noms de lieux et de tout contexte social indique suffisamment que l’attention visuelle de Lucie Jean relève moins de l’observation que de la fascination. Dans des notes rédigées à propos de cette série, elle écrit : Creuser, et rechercher la ville d’Heimaey. Mission impossible puisque cette ville d’Islande a été partiellement engloutie après une éruption volcanique, mais injonction impérieuse à scruter l’invisible jusqu’à le saisir avec la photographie. On s’en rend compte avec le nuancier subtil des couleurs qu’elle attribue aux espaces interstitiels qui séparent la terre des glaciers et ceux-ci du ciel, comme pour situer la prise de vue au plus près de l’être de la nature. 
Dans cette recherche fascinée, la photographe poursuit le rêve des navigateurs de l’Antiquité qui situaient l’Hyperborée à la limite de l’horizon, là où la terre et le ciel se rapprochent, et la stupeur des premiers explorateurs du Grand Nord qui parlaient des icebergs géants et bleutés comme d’irréelles citadelles.
On découvre dans Polar Dispersion cette intense poésie de la nature.
Texte de Manuel George, livre Cité lacustre, Arnaud Bizalion Éditeur, 20222
À quelques encablures de la gare RER de Chelles, le parking d’une grande enseigne de bricolage offre discrètement une porte dérobée vers l’île de Vaires-sur-Marne : en son centre, glissé dans les plis de la Marne et du Canal de Chelles, le Lac de Vaires s’étire en longueur jusqu’à la base nautique du même nom.
C’est un curieux territoire, sauvage et domestiqué à la fois, où viennent trembler la ville et la campagne, qui se mélangent et s’observent des deux rives opposées. Une zone frontière où le principal trafic est celui du temps : temps libre. Temps pour soi, où l’on n’y est pour personne. Temps avec l’autre, avec les autres.
À la rive Nord, la proximité des grandes surfaces et du RER donc, les scooters et les dirt-bikes pétaradants ; une longue ligne droite de bitume, entre voie-ferrée et roseaux, un peu étrange et vaguement métaphysique si on y marche tout seul en semaine. Au loin, à l’Est, la base nautique n’en finit pas de reculer et paraît ne jamais pouvoir s’atteindre, comme un mirage de yourte sur une steppe d’Asie Centrale. Les patineurs débutants, les enfants qui viennent triomphalement d’abandonner deux roues sur leur premier vélo, sont heureux de dérouler ce long ruban asphalté. Ils sont parfois escortés par le vibrionnement d’un drone ou d’une voiture radio-guidée, ou encore accompagnés par le soupir d’un aviron qui glisse sur l’eau. Passent des joggeurs, qui bavardent en courant. Corps en forme, contrôlés par cardiofréquencemètre. Lumière crue, zénithale. Soleil aveuglant, sans échappatoire.
À la rive Sud, la douceur bucolique du bois régional, les hérons et les poules d’eau, la clandestinité des cueilleurs de champignons et des baignades interdites. Son mystère de conte pour enfants (la vieille chocolaterie Meunier cachée au milieu des arbres). Rivages ombragés, plages sauvages, petites anses abritées dans le sous-bois. Lumières douces, nuances chlorophylliennes, rive des photographes et des flâneurs.
À quelques encablures de la gare RER de Chelles, le parking d’une grande enseigne de bricolage offre discrètement une porte dérobée vers l’île de Vaires-sur-Marne : en son centre, glissé dans les plis de la Marne et du Canal de Chelles, le Lac de Vaires s’étire en longueur jusqu’à la base nautique du même nom.
C’est un curieux territoire, sauvage et domestiqué à la fois, où viennent trembler la ville et la campagne, qui se mélangent et s’observent des deux rives opposées. Une zone frontière où le principal trafic est celui du temps : temps libre. Temps pour soi, où l’on n’y est pour personne. Temps avec l’autre, avec les autres.
À la rive Nord, la proximité des grandes surfaces et du RER donc, les scooters et les dirt-bikes pétaradants ; une longue ligne droite de bitume, entre voie-ferrée et roseaux, un peu étrange et vaguement métaphysique si on y marche tout seul en semaine. Au loin, à l’Est, la base nautique n’en finit pas de reculer et paraît ne jamais pouvoir s’atteindre, comme un mirage de yourte sur une steppe d’Asie Centrale. Les patineurs débutants, les enfants qui viennent  triomphalement d’abandonner deux roues sur leur premier vélo, sont heureux de dérouler ce long ruban asphalté. Ils sont parfois escortés par le vibrionnement d’un drone ou d’une voiture radio-guidée, ou encore accompagnés par le soupir d’un aviron qui glisse sur l’eau. Passent des joggeurs, qui bavardent en courant. Corps en forme, contrôlés par cardiofréquencemètre. Lumière crue, zénithale. Soleil aveuglant, sans échappatoire.
À la rive Sud, la douceur bucolique du bois régional, les hérons et les poules d’eau, la clandestinité des cueilleurs de champignons et des baignades interdites. Son mystère de conte pour enfants (la vieille chocolaterie Meunier cachée au milieu des arbres). Rivages ombragés, plages sauvages, petites anses abritées dans le sous-bois. Lumières douces, nuances chlorophylliennes, rive des photographes et des flâneurs.

Le matin, c’est le temps des brumes et des apparitions.
Le lac y exerce son magnétisme calme de volcan éteint. C’est le moment des herboristes, des marcheurs ascétiques. Les ermites réfugiés dans les bois glissent une tête hors de leur tente. Plus près de l’eau, un pêcheur monte la sienne. C’est l’heure où la place n’est pas trop comptée, où l’on peut choisir son territoire. Heure des amoureux, des contemplatifs. Un saxophoniste timide fait ses gammes quelque part, sans déranger le lecteur ou les premiers plagistes. Un policier à cheval avance au pas, aussi inexorable dans son tour du lac que l’aiguille d’une horloge.
Peu à peu, des groupes s’installent, se rapprochent.
Éclats de voix, rires. On déplie les sièges de toile, on s’assoit sur des glacières. Les brumes laissent progressivement la place aux nuages charbonneux des barbecues. Sortilège joyeux de ce sous-bois qui se transforme en plage. C’est là que s’actualise une vieille tradition des dimanches en bord de Marne, plus vivace qu’on ne l’imagine. On n’y trouve plus les Apaches de Becker, les prolos de faubourgs de Meckert ?
Voir. La forme des casquettes a changé, voilà tout. Ils sont aujourd’hui manutentionnaires sur une plate-forme de Garonor, bagagistes à Roissy, dérouleurs de fibre optique, livreurs Deliveroo… Ils sont Français, mais aussi Sri-Lankais, Roumains, Serbes, Chinois, Kurdes ou Ukrainiens.
Babel-sur-Marne. Des copains, des familles, des bandes. Des quartiers entiers venus communier dans la liturgie de la sainte grillade. Tout le monde est en place : festival de barbecues. Qui sait qu’on tient ici la dragée haute aux asados du Rio de la Plata ? D’ailleurs ce groupe qui s’anime en parlant politique, des Uruguayens comme dans les romans ?
Non, ce sont des Turcs. Entrechoquement des bières, des langues, des accents. Un foot s’organise. Des Macédoniens se mettent à danser. Des Roumains amorcent une zone de pêche avec un mystérieux appât. Tout le monde est en place et cela continue d’arriver. C’est la plage, on ne s’émeut pas de la promiscuité. On se sourit, on se rend les ballons échappés trop loin. On ne s’agace pas des chiens trop gueulards
ou véhéments, de l’enceinte du voisin trop envahissante.
On n’est pas là pour ça. On n’est pas à ça près.
Le soleil descend lentement, avec indulgence. Des groupes reçoivent du renfort, ou laissent la place aux nouveaux arrivants. Cette fois on franchit un cap. Les enceintes sont montées sur pied, on démarre des groupes électrogènes, on redouble de charbon et de braises. De longues tables sont dressées, et la bière est en fût. Le jour s’étire encore, et l’air de rien, un pique-nique est devenu une noce, un baptême, un sound-system. Ou rien de tout cela, juste le plaisir de faire la fête, d’être ensemble, sans motif. La clairière au bord de l’eau s’est métamorphosée en une vaste plaza, et les peintres du dimanche ont définitivement cédé la place aux musiciens du dimanche soir. La musique enfle d’ailleurs, on est gentiment arsouillé, joyeux -la soirée est douce, et pourtant déjà un peu sous le surplomb du lundi.
On s’éloigne de la fête, de la clameur au loin. On s’allonge. Le lac, vieux compagnon. Sa présence amicale. L’apaisement de cette petite mer que l’on pourrait traverser à la nage.
Son léger clapotis, juste perturbé par le saut d’une grenouille ou d’un poisson incongru. Le rugissement démesuré d’un scooter dans la nuit. La silhouette d’un dernier baigneur entre les herbes hautes.
On est peuplé de tous ces visiteurs, rencontrés depuis le matin. On repense aux conversations. Tous racontent des souvenirs d’enfance, des histoires de lac. Celui-là ou un autre, ailleurs, dans un autre pays. Tout le monde ici a sa géographie intime du Lac. Tout le monde a son lac.
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